Le marketing anarchique me semble très rentable

Dans mon dernier billet, je supportais la thèse selon laquelle le mot « marketing » est galvaudé dans la population. Je terminais cet article en définissant le mot « marketing » selon le dictionnaire Larousse:

  • Ensemble des actions qui ont pour objet de connaître, de prévoir et, éventuellement, de stimuler les besoins des consommateurs à l’égard des biens et des services et d’adapter la production et la commercialisation aux besoins ainsi précisés.
  • Service d’une entreprise chargée de cette activité.

Cela dit, que pourrait bien être le « marketing anarchique »? Étymologiquement, « anarchique », provient de « arcon » (chef), voir « anarchie » (sans chef). Le marketing anarchique serait donc un marketing à la manière de ceux qui n’ont pas de chef. C’est un marketing sans chef. C’est un marketing qui s’oppose donc au modèle traditionnel capitaliste actuel voulant qu’il y ait un chef du marketing dans une équipe de vente au sein de l’organigramme structuré de l’entreprise.

Poids du carré rouge durant la grève étudiante de 2012

C’est en m’intéressant à la popularité grandissante du symbole du carré rouge de la grève étudiante québécoise de 2012 que j’ai découvert la puissance sous-estimée du marketing utilisé par les regroupements anarchiques.

Au Québec en 2012, le symbole du carré rouge s’est répandu dans la population à la vitesse de la lumière. Côté branding, c’était top. C’était sur le bord du cinq étoiles. Et pourtant, il n’y avait pas de coordination avec un conseil d’administration autour de la question d’utiliser de façon très créative et rentable ce symbole. Il n’y avait pas de chef à la tête de la grève. Il y avait deux « leaders » et un « porte-parole » influents:

J’imagine que l’ASSÉ a dû se poser la question en conseil d’administration avec leur système de démocratie directe avec porte-parole, mais l’adoption massive du symbole me semble vraiment dépasser cette instance décisionnelle. Il y a eu accord tacite dans la population des manifestants au sujet de l’utilisation du symbole du carré rouge par différents regroupements étudiants sans organigramme décisionnel ou chef à leur tête.

Un peu d’histoire… Wikipédia explique:

Le carré rouge est apparu au Québec en octobre 2004. C’est le Collectif pour un Québec sans pauvreté qui l’utilise pour la première fois dans sa campagne contre le projet de loi 57 sur la réforme de l’aide sociale. En 2005, il est adopté durant la grève étudiante. On l’associe au slogan « Carrément dans le rouge ».

Le symbole était né plus tôt. En d’autres termes, le symbole signifie : « Comme étudiant, je me considère complètement endetté et à bout de souffle ». Il signifie aussi dans une certaine mesure, en deuxième temps: « Je suis contre le néolibéralisme à la Jean Charest et Raymond Bachand du Parti libéral du Québec. »

L’idée même de reprendre un vieux symbole paraît stupide d’un point de vue marketing, alors qu’on sait très bien que c’est la nouveauté du mythe du clan qui stimule l’envie de joindre un mouvement. Heureusement, les étudiants ont su mettre ce mythe et son symbole à jour. Je fais court ici. Je veux dire que c’est en créant un mythe fondateur perçu comme renouvelé qu’on arrive à souder un ensemble d’individus dans un groupe plus ou moins homogène. Ici, le mythe était celui de l’endettement étudiant qui rendait impossible l’accès à l’éducation supérieure.

(Attention: le mot « mythe » ne signifie pas que je ne crois pas à la valeur de la grève. L’objet de cet article n’est pas non plus de prouver cet état de fait historique. Il faudrait trop m’expliquer sur la propagande pour détailler l’utilisation ici de l’expression « mythe fondateur ». Si ce sujet vous intéresse, je vous invite à me consulter pour plus de détails.)

Le symbole n’était pas neuf et pourtant, il a collé. Les étudiants l’ont adopté en masse. Le petit carré de feutre rouge était donné dans les universités québécoises gratuitement par les partisans des assemblées générales de groupes comme la CLASSE. À l’Université Laval par exemple où j’étais étudiant, on distribuait gratuitement des carrés de feutres rouges dans une salle bondée de monde à l’étage zéro du Pavillon Charles-De Koninck.

Parmi les moments forts de la grève étudiante, Pauline Marois, à la tête du Parti québécois, portait le carré rouge tout comme plusieurs membres de l’élite politique québécoise.

Des politiciens, des intellectuels, des chroniqueurs, des professeurs et des étudiants engagés se revendiquaient « carrés rouges » en opposition aux « carrés verts » qui demandaient la fin de la grève.

La déclinaison « carré rouge » contre « carré vert » était devenue une expression courante dans les médias. On associait inconsciemment certaines qualités à chacun des groupes. Il y avait forte polarisation.

Je rappelle aussi au hasard qu’une grande bannière peinte d’un carré rouge circulait lors des plus populaires manifestations et que d’innombrables affiches et logos ont été produits pour créer encore plus de buzz avec ce symbole.

Il faut aussi mentionner que j’estime à plusieurs milliers de personnes ceux qui présentaient le logo du carré rouge en avatar sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook. Ce chiffre reste à confirmer.

L’effet médiatique de la multiplication des personnes dîtes « carrés rouges » à la télévision créait l’impression que la population générale était du côté des manifestants d’autant plus que ceux-ci revendiquaient parler pour le « nous » collectif, la masse, le peuple…

Des témoins des manifestations à Montréal racontent que la ville était généralement fonctionnelle et que les manifestations ne perturbaient pas tant que ça la vie quotidienne des citadins. Ceci étant, j’exclus l’épisode fâcheux des bombes fumigènes dans le métro et les blocages de voies de circulation.

Les gens portaient le carré rouge avec fierté sur leur manteau de printemps, leur sac à dos, comme boucles d’oreille, en peinture sur les mamelons, en peinture sur le visage, peint sur des affiches, tagué à la bombe aérosol sur des murs de brique… Le rouge était la couleur à la mode. Le logo était présent sur des bannières et sous toutes sortes de formes artistiques amusantes comme des boîtes en forme de cube (réalisation d’étudiants en architecture de l’Université Laval à Québec). Un regroupement de graphistes, l’École de la Montagne rouge, s’est même intéressé à offrir gratuitement du matériel publicitaire.

À un certain moment de 2012, des gens de tous horizons et de tous âges sont venus manifester avec des casseroles en faisant du bruit. L’effet combiné « carré rouge » plus « taper de la casserole » amplifia la force de ce symbole déjà très puissant.

Si je fais un calcul rapide, je considère que le retour sur investissement du symbole du carré rouge est juste complètement énorme. Si on pense qu’un carré de feutre avec une épingle coûte environ 1,50$, et qu’on mesure qu’une heure de télévision coûte au minimum 5000$, on comprend vite ce que je veux dire. Le logo était partout dans les villes de Québec et Montréal. Il était à Radio-Canada, TVA, RDI et LCN à tous les jours ou presque lors des bulletins d’information. Le symbole était très présent à la télévision et sur les médias sociaux.

Il faudrait mieux analyser la couverture médiatique des étudiants de la grève de 2012 pour être en mesure d’établir un ROI clair et net. Pourtant, c’est bien évident, le carré rouge était un outil marketing très efficace et peu coûteux.

À ma connaissance, aucune étude approfondie n’a été réalisée sur le sujet du carré rouge comme outil marketing. Je n’ai donc pas de chiffres clairs à vous donner. Je vous réfère au livre de Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête (Lux Éditeur, 2013) pour un historique de la grève vue de l’intérieur.

Un article de blogue n’est pas un format idéal pour adresser ce sujet complexe. D’ailleurs, je n’ai même pas fait mention de la publicité internationale obtenue lors de la grève étudiante 2012. Si on inclut tout cela, le retour sur investissement de l’utilisation du carré rouge lors de la grève étudiante québécoise de 2012 devient tout bonnement astronomique.

Une communication anarchique est décentralisée

Les communication des anarchistes sont par définition décentralisées. Elles partent de tous les sens. Parce que les anarchistes utilisent généralement des outils de communication très accessibles et parfois gratuits, il est facile à un nouveau membre de se joindre au clan et participer à la communication.

Si on prend pour exemple le groupe Anonymous au fonctionnement anarchique, on constate la puissance que cela a. En effet, Anonymous réussit année après année à saturer Youtube de messages publicitaires multipliés sous différents comptes tant qu’il devient véritablement difficile de les censurer. Les médias reprennent ces vidéos devenues des phénomènes de marketing viral.

Dans une certaine mesure le groupe État islamique est aussi passé maître dans cette façon décentralisée de communiquer. Le marketing efficace de l’État islamique est basé sur la pulsion de mort (Thanatos, voir Freud) et sur ce que moi j’ai nommé « l’esthétique nihiliste ». Cette esthétique attire certains radicaux, dits « loups solitaires », qui sont par définition « hors la loi » et « anarchistes », au sens qu’ils sont des criminels. (Je pourrais vous parler longuement de cette esthétique nihiliste, mais ce serait faire la promotion de méthodes de communication que je juge présentement dangereuses.)

Je rappelle aussi que durant le printemps étudiant, les étudiants anarchistes utilisaient Twitter et le mot-clic (hashtag) #manifencours pour communiquer en direct la position des policiers durant les manifestations dans la rue. On pouvait alors suivre en direct l’évolution des manifs et recevoir un autre point de vue que celui offert par les médias. À ce sujet, il importe de noter l’importante contribution de CUTV.

Sans chef à sa tête, l’organisation anarchique peut se multiplier comme une hydre dont on coupe la tête et qui fait pousser deux nouvelles têtes à la place de la première.

Difficile de couper la parole à des anonymes

L’anarchie est un danger pour la démocratie qu’elle souhaite remplacer par l’absence d’une élite décisionnelle. À l’opposé du monde démocratique, le monde anarchique évolue sur la base de communications qui peuvent se masquer dans l’anonymat. Comme il n’y a pas besoin de nommer le chef, le marquage (to markmarketing) du chef est inutile. Le marquage du peuple est inutile. Le clan peut exister de façon masquée et anonyme, dans l’ombre.

Le clan évolue en s’amusant de symboles qu’il peut rejeter du jour au lendemain. Cette dynamique évolutive donne aux anarchistes un avantage: la nouveauté qui attire et séduit.

Nul n’est besoin de réinventer le slogan ou le logo du clan à grand coup de dépenses, le peuple le réinvente au hasard des propositions créatives et de l’adoption plus ou moins grande du groupe.

Il n’y a donc pas réellement de frais de recherche et développement (R&D) qui sont dépensés par une institution. Les frais en innovation sont répandus dans la masse. Chacun paie un minimum pour la création par itération d’un résultat créatif optimum.

Il est aussi difficile de lancer une mise en demeure à des anonymes ou de leur flanquer une poursuite-bâillon par la gueule question de contrôler le message en le censurant.

En guise de conclusion

Il suffit de comparer les coûts importants en dépenses publicitaires d’entreprises capitalistes traditionnelles avec les exemples de regroupements anarchistes cités plus haut pour réaliser à quel point le marketing anarchique est rentable. Seul bémol, le marketing anarchique demande la mobilisation massive d’individus capables d’utiliser des modes de communication accessibles autour d’un mythe fondateur commun assez puissant pour entraîner un effet dynamique de type boule-de-neige, sans réelle fin prévisible. Ce sentiment de momentum doit être travaillé et encouragé par une certaine forme de leadership naturel et temporaire.

Pour terminer, ce non-contrôle des communications peut faire peur à l’entrepreneur et je ne le conseille surtout pas à tout le monde.

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